Première page autographe
de la Sonate pour piano n° 32, opus 111, de Ludwig van Beethoven
Source : Wikipédia
Mots-clés
: musique, musicologie, encyclopédie
Dans son bureau du pavillon de la Faculté
de musique de l’Université de Montréal, Jean-Jacques
Nattiez dessine quelques notes de musique sur une feuille de papier.
Puis, il ouvre au hasard un livre déposé sur un classeur,
jette un coup d’œil aux partitions qui s’y trouvent
et pointe rapidement une séquence de notes identiques. Coup
de chance? Si c’est le cas, il devrait jouer à la loterie...
Car les partitions du livre feuilleté illustrent de la musique
classique européenne et celles tracées par le musicologue
sont des chants gutturaux des peuplades du Grand Nord sibérien
et canadien, des descendants de tribus asiatiques.
« Il
y a un courant en musicologie qui prétend que les différents
styles musicaux retrouvés aux quatre coins de la planète
sont des créations culturelles totalement indépendantes
les unes des autres, explique Jean-Jacques Nattiez. Je suis
convaincu que c’est faux et que ces styles peuvent se rencontrer.
Il y a des bases universelles à toutes ces musiques. »
Le chercheur ne nie pas bien sûr les grandes diversités
et richesses musicales qui existent à travers les sociétés.
Il y consacre d’ailleurs trois des cinq volumes (I, III et IV)
de son encyclopédie Musiques : une encyclopédie
pour le XXIe siècle, complétée récemment.
Le regard d’un
chercheur sur la musique
Cet ouvrage, c’est plus de cinq mille pages
divisées en thèmes plutôt qu’en périodes
historiques, 270 essais rédigés par 230 auteurs
de vingt pays, une entreprise colossale étalée sur
dix ans. Bien plus qu’une compilation des savoirs musicaux,
c’est aussi le regard d’un chercheur sur la musique.
Un regard provocateur pour plusieurs de ses collègues. Jean-Jacques
Nattiez le sait et il y prend un plaisir évident.
Ainsi, après avoir complété
trois tomes sur la grande diversité musicale et un sur la
science de la musique, le cinquième constitue la brique,
ou plutôt le pavé, dans la mare. Le musicologue tente
de démontrer que tous les langages musicaux partagent à
la base une grammaire commune au-delà de leurs divergences.
« Il ne s’agit pas d’ignorer les différences,
mais de chercher ce qu’il y a de commun »,
insiste l’universitaire. Ainsi, chaque œuvre peut se
classer dans une série de catégories, chacune étant
incluse dans une autre plus large, à la manière des
poupées russes.
Considérons,
par exemple, le cas de Beethoven, seul musicien à avoir droit
à son chapitre dans l’encyclopédie de Jean-Jacques
Nattiez. « Un homme en avance sur son temps et qui
ne composait pas sur commande », ajoute le chercheur.
Chacune de ses œuvres peut se ranger dans l’une des trois
grandes étapes de sa vie créative. Ces trois moments
constituent ensemble le style Beethoven. D’autres compositeurs
comme Mozart et Haydn se retrouvent dans la catégorie de
la musique classique, qui fait elle-même partie des styles
de musique dits tonaux. Et on remonte ainsi jusqu’au Graal
des universaux de la musique. Toutes ces catégories sont
définies par des critères propres. Un peu comme les
êtres vivants sont classés en espèces, en genres,
en familles et en ordres.
Si vous pensez que tout cela sonne un peu scientifique,
dites-vous que la musicologie, l’étude de la musique,
est une discipline scientifique à part entière. Le
volume II de l’encyclopédie lui est d’ailleurs
consacré. On n’y retrouve pas que l’étude
de la musique pour elle-même, mais aussi des liens entre la
musique et d’autres disciplines scientifiques comme l’anthropologie,
la psychologie ou encore la biologie.
Chant de gorge sibérien
Musique circumpolaire
Dans le cadre de ses propres travaux de recherche,
l’universitaire décode, analyse et compare des musiques
provenant de tous les coins du monde pour identifier les ressemblances
et les différences. Il estime par exemple avoir mis à
jour une musique circumpolaire, c’est-à-dire une musique
particulière aux régions nordiques de la Sibérie
et du Canada.
Cette musique s’exprime sous la forme de sons
gutturaux, déconcertants de prime abord pour nos oreilles,
puisque les sons ressemblent un peu à des râlements.
Mais, ce sont en fait des rythmes très complexes produits
non seulement lors de l’expiration, mais aussi lors de l’inspiration
d’air. « Une caractéristique unique
dans l’univers du chant! » souligne Jean-Jacques
Nattiez.
Chant de gorge inuit
Pour déterminer
les caractéristiques propres à cette musique circumpolaire,
en même temps que les différences régionales,
il a fallu passer par une étape obligatoire : l’écriture.
Or, comme ces chants font partie de traditions orales, Jean-Jacques
Nattiez a dû inventer un solfège de toutes pièces
pour transcrire cette musique si particulière. Les notes
de musique qu’il a dessinées à notre arrivée
sur la feuille de papier posée sur son bureau ne sont pas
rondes, mais carrées pour les sons expirés et triangulaires
pour les sons inspirés. Une fois cette musique transcrite,
fait remarquer M. Nattiez, les comparaisons avec d’autres
types de musique deviennent un jeu d’enfant... ou presque.