Violoniste de renommée internationale, compositeur,
auteur dramaturge et peintre, Didier Lockwood brille par sa virtuosité,
sa transdisciplinarité et son audace pédagogique.
Scientifique à sa manière, il défriche, cherche,
expérimente hors des normes et des sentiers battus. Sa science?
Le sensible ou tout ce qui est susceptible d’être senti.
Entretien avec un maître en la matière.
Quand vous évoquez
la musique, vous parlez d’un langage maternel et universel.
Que voulez-vous dire?
La musique est un langage universel et maternel parce
qu’elle est un objet de communication, elle parle au-delà
des mots; comme un enfant qui communique avec sa mère avant
même de savoir parler, la musique a son vocabulaire, son phrasé,
ses respirations, ses symboles et ses rythmes. La musique ne relève
pas au départ d’un processus intellectuel, mais plutôt
d’un processus organique. Comme d’autres arts d’ailleurs.
Pouvons-nous considérer qu’une personne qui ne saurait
ni lire ni écrire puisse être poète? Bien sûr
que oui! L’oralité est là, avant la théorie.
C’est pourquoi il me semble si important de comprendre la
musique, de l’écouter et de la sentir avant d’en
apprendre l’écriture.
Concert à
l’Ile de la Réunion (1990)
Pourrions-nous
dire que la musique est aussi un langage transdisciplinaire?
Tout à fait! La musique est un langage transdisciplinaire
au même titre que les arts en général. Que ce
soit le dessin, la peinture, la danse, le chant, la sculpture ou
l’architecture, tous les arts participent aux mêmes
fondements. Tout y est question de rythme, d’harmonie, de
contrepoint, et d’espace. Seuls la matière et le support
varient. Nous sommes là dans le monde du sensible, qui ouvre
la voie à celui de l’intelligible. Je milite depuis
longtemps en faveur d’une approche généralisée
du sensible dans les écoles, car les sensations, par les
émotions qu’elles suscitent, permettent d’éveiller
la curiosité nécessaire pour aborder les disciplines
plus rationnelles. Dès l’année prochaine, l’enseignement
de l’histoire des arts – et non de l’histoire
de l’art qui a une connotation exclusive « beaux-arts »
– entrera dans le programme scolaire comme discipline transversale
en France. Un professeur pourra alors aborder une œuvre littéraire,
ou n’importe quelle autre matière, par la musique,
la peinture ou la photo. Disons que le sensible serait un vecteur
d’inoculation pour les matières jugées généralement
rébarbatives car désincarnées.
La science
est-elle aussi une discipline où le sensible a sa place?
La science est la discipline par excellence où
le lien entre le sensible et le sensé est très intime.
Bien qu’elle soit considérée comme exacte et
à priori éloignée du sensible, la science accorde
une place majeure à l’intuition, elle-même reliée
à l’émotionnel et au sensible. En parlant du
sensible, nous ne sommes pas dans le champ ésotérique;
au contraire, une émotion, une pensée, un souvenir,
un rêve, une perception ou une intuition relèvent de
processus neuronaux formels que la science décrypte petit
à petit. Cela existe au même titre qu’un tibia
ou un cœur! En extrapolant, on peut dire que tout est science :
la musique, la poésie, etc. Moi-même, en tant que musicien,
je suis dans une démarche scientifique. La rigueur, le développement
de l’imaginaire, l’intuition et les fonctions logiques
relèvent de la musique et de la science. L’improvisation,
qui fait place au hasard, ne fait-elle pas partie des fonctions
impératives du développement de la Vie?
Le
Centre des Musiques Didier Lockwood. Photo : CMDL
Quelle
serait pour vous l’école idéale?
Dans une école idéale, on apprendrait
à entendre, s’entendre, apprécier, sentir, développer
son goût et se connaître soi-même. Et surtout,
on y développerait la curiosité. On apprendrait qu’apprendre,
ça sert à quelque chose, ne serait-ce qu’au
simple plaisir d’apprendre!
C’est ce que j’ai voulu mettre en place,
en 2001, au Centre des musiques Didier Lockwood. Ce centre, qui
accueille actuellement des musiciens issus en général
du cursus classique, permet d’apprendre à réinventer
la musique comme langage universel, de l’incarner et de l’intégrer
dans un processus artistique plus global. Les exercices pratiqués
sont variés et s’inspirent de la danse et du théâtre.
Mais c’est difficile! Si ces musiciens avaient pu apprendre
à sentir, entendre et regarder avant d’apprendre la
technique et la théorie musicale, cela serait plus facile.
C’est comme si on leur avait donné un contenant sans
contenu! D’ici cinq ou six ans, j’aimerais que le centre
accueille d’autres disciplines artistiques comme la danse,
les arts plastiques, le théâtre et qu’il devienne
« la cité des arts de l’improvisation ».
Mais la voie est rude parce que cette démarche va à
l’encontre d’une forte tradition intellectuelle française!