Photo : Jon Hanson, Wikimédia

Mots-clés : acoustique sous-marine, baleines, navigation, son, Semaine du Son

L’océan n’est pas le monde silencieux que décrivait Jean-Jacques Cousteau. Pour les oreilles sensibles, il fait un véritable tapage.

Il est vrai que les plongeurs sous-marins n’entendent généralement que le bruit de leur respiration dans le détendeur lorsqu’ils battent leurs palmes sous l’eau. Mais, pour une oreille aux aguets, l’océan fait un boucan infernal. « Le son voyage quatre fois plus vite dans l’eau que dans l’air », signale Pierre Juhel, ingénieur de l’École nationale supérieure du pétrole (France) et spécialiste de l’acoustique sous-marine. « Le son peut aussi se déplacer beaucoup plus loin sous la mer que dans l’atmosphère. Certains bruits émis d’un côté de l’Atlantique, en Europe, par exemple, peuvent traverser l’océan et se faire entendre sous la mer au large de l’Amérique! »

Les origines des sons sous-marins sont de toutes sortes. Les baleines chantent pour communiquer avec leurs semblables, les dauphins aussi. Mais ce sont les crevettes claqueuses Alpheus heterochaelisi qui font le plus de bruit. Ces crustacés d’une longueur de quatre à cinq centimètres peuvent effectuer près de 30 000 claquements de pince par seconde afin d’éloigner les éventuels prédateurs.

Aux voix des bêtes s’ajoutent le bruit de la pluie et des orages qui s’abattent à la surface des eaux, celui du vent et des vagues, des éboulements de terrain ou des tremblements de terre. « L’oreille humaine est très imparfaite, précise Pierre Juhel. Elle ne perçoit que les sons qui oscillent entre 15 Hz et 15 000 Hz. Plusieurs animaux marins ont un système auditif beaucoup plus perfectionné que le nôtre et peuvent percevoir les sons de très basse ou très haute fréquence. »

 

Les rorquals à bosse sont réputés autant pour leurs acrobaties que pour leurs longs chants complexes. Ils émettent pendant des heures, parfois des jours, des motifs de notes graves qui varient d’amplitude et de fréquence. Source : Wikipédia

Plongeon dans l’histoire

Pierre Juhel a consacré un livre entier aux bruits qui voyagent en mer, plus précisément, à la science qui les étudie : l’acoustique sous-marine. Intitulé simplement Histoire de l’acoustique sous-marine, le bouquin nous plonge dans un univers cacophonique où l’on découvre la précieuse utilité des sons.

« Jusqu’au 18e siècle, les savants ne croyaient pas que le son pouvait se propager dans un liquide, raconte l’auteur. Ils pensaient que c’était l’air dissous dans l’eau qui permettait au bruit de voyager. » C’est l’abbé Nollet qui, le premier, réalisa des expériences avec de l’eau purgée de tout gaz. En 1740, il n’hésite pas à plonger dans la Seine pour pousser ses recherches encore plus loin. En immergeant la tête sous l’eau afin d’écouter le bruit des coups de pistolet et des sons de cloche, il constate que l’intensité des bruits diminue peu en profondeur, où l’eau est plus pauvre en oxygène. Le gaz, en définitive, joue un rôle négligeable dans la transmission du son sous-marin.

Les scientifiques et les marins ont su tirer profit de cette découverte. À la fin du 19e siècle, l’augmentation du trafic maritime se traduit par une hausse spectaculaire du nombre de naufrages aux abords des côtes. En temps de brume, tout particulièrement, les capitaines de navires n’arrivent pas à s’orienter grâce aux phares. « Pour contourner le problème, on a équipé les phares de sources sonores, explique Pierre Juhel. Des cloches, des canons, des sirènes… Mais ce n’était pas très efficace. Dans l’air, le son peut subir des distorsions importantes selon les conditions météorologiques. »

La solution? La cloche sous-marine, bien sûr, installée sous l’eau près des côtes. Plusieurs bateaux ont été équipés de microphones : un à bâbord et un à tribord. Avec un écouteur planté dans chaque oreille, le capitaine pouvait repérer de quel côté se trouvait la cloche et mener son navire à bon port.

 

Principe de cartographie bathymétrique par écho-sondeur. Source : Wikipédia

Voir sous l’eau

Les cloches sous-marines sont aujourd’hui tombées dans l’oubli : elles ne sauraient concurrencer les systèmes GPS. Mais, les capitaines de navires sont loin d’avoir tourné le dos aux avantages de l’acoustique sous-marine. « La propagation du son est LA méthode de choix pour connaître la profondeur d’eau sous la coque, explique Pierre Juhel. Une source sonore est émise sous le bateau. Elle se propage jusqu’au fond, rebondit, puis remonte vers la surface où elle est captée par un microphone. »

Ainsi, connaissant la vitesse à laquelle le son voyage dans l’eau, si l’on connaît également le temps mis pour l’aller-retour d’un son, on arrive à trouver la distance qu’il a parcourue et, par conséquent, la hauteur d’eau sous la coque d’un bateau. C’est grâce à cette même approche qu’on arrive aujourd’hui à cartographier avec beaucoup de détails le relief des fonds marins inexplorés.

À l’Institut des sciences de la mer de Rimouski, l’océanographe Yvan Simard est familier avec ces méthodes. Pas qu’il cherche à cartographier les fonds marins : son expertise se situe plutôt du côté de la faune marine. « Grâce aux signaux sonores et à leur réflexion sur des obstacles, on arrive à identifier la position d’organismes vivants, de bancs de poissons, par exemple. » Le chercheur se sert des échosondeurs pour étudier l’écosystème marin du golfe et de l’estuaire du Saint-Laurent, et même de l’océan Arctique.

Quand il n’émet pas de sons dans l’océan pour écouter leur écho, Yvan Simard écoute le chant des organismes marins. Des hydrophones placés dans le Saint-Laurent lui permettent, par exemple, d’identifier exactement où se trouvent les baleines. « On aimerait pouvoir transmettre ces informations en temps réel aux capitaines de navires pour qu’ils puissent les éviter », explique le chercheur.

 

L’hélice et le gouvernail d’un traversier. Photo : Markus Brinkmann, Wikimédia

On ne s’entend plus

Les navires ne gênent pas les baleines que par les remous qu’ils créent sur leur passage. Ils troublent leur tranquillité avant tout par le vrombissement de leurs hélices. Car la musique de l’océan n’est plus ce qu’elle était au temps de l’abbé Nollet. « L’homme est une source de pollution sonore très dérangeante pour les animaux marins », explique Yvan Simard.

En plus de la navigation, les activités de prospection pétrolière réalisées au large des côtes font énormément de brouhaha dans les profondeurs de l’océan. Les prospecteurs émettent des bruits puissants et à très basses fréquences, de façon à ce que le signal puisse pénétrer à l’intérieur des couches géologiques du fond marin avant de remonter à la surface. Le signal capté permet de déterminer si la croûte terrestre recèle ou non du pétrole.

« Le chant des baleines se situe justement dans les basses fréquences, indique Pierre Juhel. Les explosions provoquées par les prosecteurs brouillent leur musique et les empêchent de communiquer entre elles. Les effets sont particulièrement délétères, compte tenu de la distance considérable que le son peut parcourir sous l’eau. » On craint même qu’à la longue, à force de ne plus pouvoir s’en servir, les baleines perdent leur habileté à communiquer.

La situation inquiète. La symphonie sous-marine accuse bien des fausses notes, craint Pierre Juhel. « L’océan n’a jamais été silencieux, même au temps de la marine à voiles. Aujourd’hui, cependant, il est peut-être devenu trop cacophonique. »

 

240 minutes de silence

On observe, de temps à autre, une minute de silence en hommage aux victimes de grandes catastrophes. Jesse H. Ausubel rêve d’en dédier 240 aux baleines et autres mammifères marins victimes de la cacophonie sous-marine. Le directeur du Program for the Human Environment, à l’Université Rockefeller de New York, souhaiterait faire cesser les bruits parasites dans les océans, pendant quatre heures. Assez pour donner le temps aux chercheurs de tendre l’oreille. Les baleines changeraient-elles de registre, pour chanter un peu plus bas ou un peu plus haut?

On ne peut pas dire que le chercheur manque d’ambition. Interrompre le trafic maritime! Suspendre les activités d’exploration minière sous-marine! Le projet, baptisé International Quiet Ocean Experiment, pourrait profiter de l’accalmie de la journée de Noël, croit le chercheur.

Dominique Forget, collaboration spéciale