Jardin chimique en gros plan. © Stéphane Querbes (Source)
Créer la vie avec des sels, ou l’histoire des jardins chimiques

France, fin avril 1906. Le médecin Stéphane Leduc aligne les fioles sur la table de son laboratoire de l’école de médecine de Nantes. Dans quelques instants, il tentera à nouveau d’engendrer la vie. Dans un récipient en verre, il saupoudre simplement quelques sels métalliques à une solution saline.

Et, de fait, quelques minutes plus tard, des dizaines d’organismes semblent maintenant valser dans un paysage sous-marin d’une étrange beauté. Comme à chaque fois que Leduc tente l’expérience, le spectacle débute par l’apparition de petites cellules. Cette fois-ci, les cellules s’allongent en d’élégants coraux filiformes. Mais, d’autres fois, elles enflent si bien qu’elles prennent la forme de gros concombres de mer potelés. Il arrive aussi encore qu’elles se divisent et bourgeonnent si abondamment qu’elles s’agglutinent en de longs chapelets d’œufs de grenouille. Et c’est sans compter les centaines d’autres scénarios où les cellules se métamorphosent en amibes, vers ou méduses! Pour ajouter à l’émerveillement, ces microcosmes colorés se transforment, se scindent, se ramifient et se meuvent dans un ballet aquatique des plus élégants. Ça y est, on pourrait croire que Leduc a recréé la vie.

Végétation osmotique, Fig. 62, p. 163. Image tirée du livre de Stéphane Leduc, Théorie physico-chimique de la vie et générations spontanées (1910).  La version anglaise est disponible en format PDF : The Mechanism of Life.

L’illusion du vivant

Quoique Pasteur eut mis en échec la théorie de la génération spontanée 50 ans plus tôt, la nouvelle de ces élégants « jardins chimiques » ne tarde pas à traverser les frontières. Entre 1905 et 1913, la presse scientifique anglo-saxonne consacre de nombreuses colonnes à celui que le Scientific American nomme l’« éminent médecin français ». Dans sa préface à l’ouvrage de Leduc intitulé The Mechanism of Life, l’ancien président de la section d’électrothérapeutique de la Société royale de médecine, W. Deane Butcher, décrit les jardins chimiques avec enthousiasme : « Car ces croissances minérales ne sont pas seulement des cristallisations, comme le pensent certains (…). Elles imitent les formes, la couleur, la texture et même la structure microscopique d’une croissance organique, de manière si parfaite que cela“trompe les élus mêmes”. »

Les critiques ne tardent cependant pas à se faire entendre. Dans son Origine de la vie sur Terre (1936), le chimiste russe Alexandre Oparine affirme que la parenté entre les cellules de Leduc et les cellules vivantes n’est « pas plus grande que la ressemblance superficielle entre une personne vivante et sa statue de marbre. » Devant le spectacle délirant des jardins chimiques, on avait en effet éludé un « petit » détail : ces organismes ne vivaient pas! Les connaissances d’alors étaient insuffisantes pour s’en rendre compte. On le sait aujourd’hui : on n’avait affaire à rien d’autre qu’à des processus physiques singeant le biologique.

Arborescences de chlorure de fer. © Stéphane Querbes (Source)

Histoires d’eau

Malgré sa prétention d’avoir créé la vie, Leduc avait tout de même mis le doigt sur le principal mécanisme en jeu dans la formation des jardins chimiques : l’osmose. Les parois des « cellules » agissent en effet comme des filtres. Elles laissent entrer l’eau, mais pas les substances dissoutes dans l’eau. C’est ce phénomène que l’on nomme osmose. Il a été caractérisé pour la première fois par le physicien, botaniste et physiologiste René Dutrochet dans les années 1827-1832. On sait depuis que l’osmose se produit dans plusieurs systèmes biologiques… et non biologiques! Puisqu’elle laisse entrer l’eau, l’osmose fait gonfler les cellules, ou les fait s’étirer, d’où l’apparition de concombres de mer ou de coraux filiformes. Aussi, l’eau dilue l’intérieur des cellules, ce qui en diminue la densité par rapport à la solution dans laquelle elles baignent. Puisque ce qui est moins dense flotte, les cellules suffisamment gorgées d’eau montent vers le haut du récipient! Si elles sont attachées à d’autres cellules plus denses, on semble voir une croissance vers le haut, comme avec des végétaux. Évidemment, à force de gonfler, certaines cellules finissent par se rompre : elles se divisent et forment les chapelets d’œufs de grenouilles qu’on voit fréquemment apparaître.

Pour obtenir ces résultats, Leduc s’inspire des travaux du chimiste allemand Moritz Traube (1826-1894). À chaque fois, il fait réagir des sels métalliques (comme le chlorure de cobalt, le chlorure de fer, le sulfate de cuivre ou l’acétate de cuivre) avec de la gélatine ou des solutions salines. Les sels précipitent, s’agglutinent et forment les cellules artificielles. Leurs couleurs et leurs formes sont déterminées par les produits employés. L’explication n’est pas plus compliquée que ça… et pas moins chimique que ça! Cher Louis Pasteur, vous pouvez maintenant vous reposer en paix!

Procédure d’ensemencement. © Stéphane Querbes (Source). Sur le site du photographe, vous trouverez deux vidéos de jardins chimiques en pleine croissance.

Recette pour confectionner soi-même un jardin chimique

Diluer un volume de solution de silicate de sodium saturée dans deux volumes d’eau distillée, dégazée de préférence. Filtrer sur du verre fritté sous aspiration si la solution contient des particules en suspension. Verser ensuite le mélange rapidement dans un contenant en plexiglas pour atteindre une hauteur de 10 à 15 cm. Laisser reposer quelques minutes, puis introduire des cristaux de sels métalliques. Observer le début du spectacle! Conserver pendant quelques semaines à l’abri des vibrations.


 

Marie-Hélène Croisetière | 10 janvier 2011